Fini les clichés. Fini la caméra qui survole des barres d’immeubles sous tension, le bitume comme unique horizon, les visages en colère filmés en gros plan. Un vent nouveau souffle sur le cinéma de banlieue. Un vent de liberté, de nuance, d’invention narrative. Depuis quelques années, une génération de cinéastes, souvent issue elle-même des quartiers populaires, s’empare de ces territoires pour y raconter autre chose. Non plus seulement la rage ou l’abandon, mais aussi l’amour, l’humour, la création, le rêve.
Une rupture avec l’unique modèle de "La Haine"
Longtemps cantonnée au rôle de décor pour les drames sociaux, la banlieue a vu son image façonnée par des œuvres marquantes comme La Haine (1995), qui a durablement inscrit dans l’imaginaire collectif l’idée d’une périphérie à feu et à sang.
Cette œuvre reste fondatrice, mais elle ne fait plus office de modèle unique. Une nouvelle génération choisit d’élargir le champ, en racontant le quotidien, les amitiés, les contradictions — et surtout, la pluralité des trajectoires.
Ce changement de ton s’accompagne d’un changement de regard. Ces cinéastes ne viennent pas du sérail traditionnel du cinéma français.
Ils ont grandi en dehors des circuits établis et portent une parole incarnée, connectée à leur réalité, mais jamais prisonnière d’elle. Parmi eux : Alice Diop, Jean-Pascal Zadi, Houda Benyamina, ou Ladj Ly.
Des voix singulières et assumées
Avec Nous (2021), Alice Diop filme les passagers du RER B avec une délicatesse bouleversante. Pas de pathos. Juste la vie qui passe. Les visages, les gestes, les silences. Un cinéma de l’intime pour mieux révéler les grandes questions sociales et politiques de notre époque.
De son côté, Ladj Ly frappe fort avec Les Misérables (2019), nommé aux Oscars et acclamé à Cannes. Il dira de son film : « Tout le monde pensait que j’allais faire un film anti-policier ». En réalité, son œuvre embrasse une complexité plus vaste, où les responsabilités sont partagées, les rapports de force nuancés, les tensions sociales documentées avec rigueur.
Un autre film clé dans ce paysage est L’Esquive (2003), réalisé par Abdellatif Kechiche. Il raconte l’histoire d’adolescents d’un lycée en banlieue qui montent L’École des femmes de Molière, mêlant théâtre classique et vie quotidienne.
L’Esquive capte avec finesse les tensions, les désirs et les rêves de cette jeunesse, tout en évitant les clichés habituels. Lauréat de plusieurs César, il est souvent considéré comme une pierre angulaire du cinéma de banlieue, qui ouvre la voie à des récits plus nuancés et humains.

Une diversité de genres et de tons
Aujourd’hui, la banlieue ne se limite plus au drame. Elle s’exprime à travers tous les genres : comédie, satire politique, poésie documentaire, récit intime, série web. Jean-Pascal Zadi en fait un terrain de jeu dans Tout simplement noir (2020), où il détourne les codes militants pour interroger avec humour la représentation des Noirs en France. La série En Place (Netflix, 2023), également avec Zadi, pousse plus loin cette veine absurde et politique, imaginant un banlieusard propulsé candidat à la présidentielle. Un pitch improbable, qui dit pourtant beaucoup sur notre époque.
Le Grand Déplacement
Dans cette lignée, Jean-Pascal Zadi revient au cinéma avec Le Grand Déplacement (sortie prévue en juin 2025). Ce film de science-fiction absurde mêle satire sociale, enjeux écologiques et question de l’unité culturelle à travers une mission spatiale panafricaine secrète destinée à coloniser une nouvelle planète, « Nardal », pour accueillir les diasporas africaines lorsque la Terre deviendra invivable. Avec un casting riche comprenant Reda Kateb, Lous and the Yakuza ou encore Éric Judor, ce projet audacieux confirme la volonté de Zadi de réinventer les codes du cinéma populaire engagé, tout en explorant de nouveaux territoires narratifs.

L’Ascension
Dans cette palette élargie, L’Ascension (2017), réalisé par Ludovic Bernard, fait figure d’ovni bienvenu. Inspiré du récit autobiographique de Nadir Dendoune, le film met en scène Samy Diakhaté — interprété par Ahmed Sylla —, un jeune de La Courneuve qui décide de gravir l’Everest pour conquérir Nadia. Sans expérience ni entraînement, il se lance dans cette aventure, déclenchant un engouement médiatique et populaire. Entre comédie romantique, récit de dépassement de soi et satire douce du regard médiatique, L’Ascension prouve que les héros des cités peuvent aussi rêver très haut.
Divines
Autre fondation de ce renouveau : Divines (2016), réalisé par Houda Benyamina. Caméra d’or au Festival de Cannes 2016, ce film suit Dounia et Maimouna, deux adolescentes des quartiers nord de Paris, dans leur quête de richesse et de reconnaissance. Avec une énergie brute, un humour mordant et une rage de vivre bouleversante, Divines mêle polar, comédie adolescente et drame social, capturant une jeunesse en soif d’émancipation, et faisant entendre une voix féminine forte, longtemps absente des récits sur les quartiers.
Une scène en pleine ébullition
Le cinéma de banlieue ne fait pas table rase du passé. Il assume son héritage, tout en s’émancipant d’une colère frontale. Il réinvente les récits en donnant voix aux visages longtemps oubliés, en parlant d’intime, de collectif, d’héritage, d’amour aussi.
Il n’est plus un cri, il est une voix. Et cette voix est désormais écoutée bien au-delà des frontières françaises. Car le monde entier regarde maintenant la banlieue non plus comme un problème à résoudre, mais comme un prisme à travers lequel lire les tensions — et les espoirs — d’une société. Un miroir de nos fractures, mais aussi de nos possibles.
Pendant que les films rencontrent un écho croissant, un travail souterrain prépare l’avenir. Dans les cités, des collectifs émergent, des webcréateurs expérimentent, des ateliers s’organisent. Le cinéma ne descend plus dans les quartiers. Il y est né. Et il grandit.
Une école pour transmettre, à Montfermeil
À l’avant-garde de ce renouveau du cinéma de banlieue, Ladj Ly transmet désormais son savoir en formant la relève au sein de l’école Kourtrajmé, implantée à Montfermeil et ouverte gratuitement aux futurs scénaristes, réalisateurs et producteurs.